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Le réseau "Paix dans la ville" s'est développé à partir d'une campagne du même nom qui a débuté en août 1998 et a connu son apogée en décembre 1998. Le réseau a poursuivi son activité jusqu'en 2002. Ses membres (Eglises, organisations pacifistes, communautés religieuses et mouvements de la société civile) continuent de collaborer dans le cadre de la "Décennie vaincre la violence (2001-2010)".

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PAIX SUR LA TERRE:
DES VISIONS NOUVELLES, UNE PRATIQUE NOUVELLE

Discours de Konrad Raiser, secrétaire général du COE
au Colloque de Corrymeela sur les méthodes non violentes
de règlement des conflits, le 2 juin 1994

Au moment où nous sommes rassemblés à Corrymeela pour réfléchir aux méthodes non violentes de règlement des conflits et échanger nos expériences dans ce domaine, donnant suite ainsi à la décision du Comité central du COE de lancer le programme Écuménique "vaincre la violence" (Johannesburg 1994), trois des conflits les plus violents et les plus effroyables de notre génération continuent de faire rage en Angola, en Bosnie et au Rwanda. Si nous ressentons très vivement le besoin de visions nouvelles et d'une nouvelle pratique capables de nous aider à bâtir la paix sur la terre, en réponse à la promesse biblique, en même temps nous avons plus que jamais conscience de la culture de violence qui nous entoure et nous asservit, conscience, aussi, de l'insuffisance de nos efforts et de nos échecs quand il faut agir en vrais artisans de paix. Notre action face aux inimaginables tragédies humaines causées par ces conflits, et la nécessité de secourir les victimes, absorbent toute notre énergie physique et émotionnelle, et laissent peu de place, semble-t-il, au patient travail de sensibilisation qu'il nous faut entreprendre pour faire accepter le plus largement possible des méthodes non violentes de règlement des conflits. Quand le secrétaire général de l'ONU a présenté son "Agenda pour la paix", il a discerné trois tâches: le maintien de la paix, le rétablissement de la paix et la consolidation de la paix. L'impuissance et la faiblesse manifestes de l'Organisation des Nations Unies comme instrument de maintien de la paix ont fait dévier l'attention vers la forme classique de rétablissement de la paix qui passe par l'intervention militaire - l'argument invoqué pour justifier ce changement d'orientation étant l'argument humanitaire. Aucune attention ou presque n'a été accordée à cette tâche de plus longue haleine qu'est la consolidation de la paix, avec ses besoins spécifiques.

Dans les jours qui viennent, nous allons discuter des méthodes non violentes de règlement des conflits et des stratégies à appliquer pour vaincre la violence: nous devrons avoir conscience que cette question, bien qu'elle se trouve largement légitimée dans la Bible et s'appuie sur une longue tradition Écuménique, est moins facilement acceptée aujourd'hui qu'il y a cinq ans, au temps où s'amorçait le déclin de la guerre froide. Certes, la situation d'affrontement entre les deux blocs qui devait sa stabilité au système de dissuasion nucléaire n'existe plus; mais sa disparition, loin de déboucher sur la mise en place d'un nouvel ordre international fondé sur la paix et la justice, a déclenché des conflits civils de plus en plus nombreux, menés dans le mépris total des règles les plus élémentaires du droit humanitaire. Toutes les convictions, toutes les perceptions acquises durant des années de lutte Écuménique pour une paix enracinée dans la justice, nous laissent impuissants, semble-t-il, face à la violence qui se déchaîne dans ces conflits. Nous devons appuyer notre analyse sur des bases nouvelles et, en particulier, faire la critique de notre pratique. En tant que chrétiens, nous ne pouvons que garder fermement l'espérance que Dieu sera fidèle à sa promesse de shalom. Plus que nos convictions morales et éthiques sur la paix et la non-violence, c'est ce sens de la réalité eschatologique qui nous préservera du pharisaïsme et du désespoir.

I. Notre héritage commun
Dès ses débuts, le mouvement Écuménique s'est engagé à travailler pour la construction de la paix. On ne rappellera jamais assez les premières impulsions données par l'Union des Eglises pour la paix (Church Peace Union), la contribution des chrétiens à la Deuxième Conférence de la Haye pour la paix ( 1907), et la création de ces deux associations: le Mouvement international de la réconciliation et l'Alliance universelle pour l'amitié internationale par les Eglises. Cet engagement des premières années a trouvé son expression la plus importante dans le mouvement du Christianisme pratique, inspiré par l'archevêque Nathan Söderblom. C'est dans une résolution publiée conjointement par l'Alliance universelle et le Christianisme pratique pour répondre au Pacte Briand-Kellogg de 1928, que furent énoncés les éléments de base du témoignage Écuménique en faveur de la paix et du règlement non violent des conflits. La résolution dite d'Eisenach-Avignon de 1928-1929 condamnait la guerre comme institution propre à régler les conflits, la déclarant incompatible avec l'esprit et les voies de Jésus Christ et de son Eglise. Elle réclamait d'urgence que tous les conflits et les différends internationaux qui ne pouvaient pas être réglés par la voie diplomatique normale soient soumis à une procédure obligatoire de conciliation, dans le cadre, par exemple, de la Cour internationale de Justice. Elle demandait aux Eglises de déclarer sans ambiguïté qu'elles n'apporteraient leur soutien ni ne participeraient à aucune guerre qui n'aurait pas été précédée d'une telle procédure de conciliation ou de médiation.

Tout comme les déclarations des Rassemblements de 1989 et de 1990 sur la justice, la paix et la sauvegarde de la création (JPSC), cette résolution fut formulée à un moment où l'on pouvait espérer bannir la guerre en tant qu'institution. Mais très vite après, dans un cas comme dans l'autre, le climat international changea complètement. Ainsi, les années qui suivirent la Résolution d'Eisenach-Avignon furent marquées par une confrontation de plus en plus vive qui finit par déboucher sur la deuxième guerre mondiale. La Première Assemblée du COE réunie à Amsterdam en 1948 ne put que réaffirmer la conviction déjà exprimée par la Conférence d'Oxford en 1937 que "la guerre est contraire à la volonté de Dieu et devrait être condamnée comme un signe du pouvoir du péché dans ce monde". Mais le réalisme chrétien exigeant que l'on prenne en compte la manifestation du mal et du péché de l'être humain, l'Assemblée, comme la Conférence d'Oxford, dut se borner à constater qu'il existait trois positions divergentes sur la question de la guerre et de la paix:

1. La position du pacifisme classique qui refuse toute participation à la guerre et opte pour un service actif en faveur de la paix, en lieu et place de la force militaire.

2. La position conforme à la morale classique de l'Etat, selon laquelle celui-ci, en tant qu'ordre institué par Dieu, doit être prêt à employer la force pour défendre la justice et peut obliger les chrétiens à prendre les armes pour défendre leur pays.

3. La position fondée sur une application rigoureuse de la doctrine de la guerre juste, qui considère que la guerre moderne, livrée avec des armes de destruction massive, ne peut jamais constituer un acte de justice. La redécouverte de la fonction critique exercée par la doctrine de la guerre juste peut être considérée comme l'apport le plus important des premières conférences Écuméniques à une éthique Écuménique de paix.

L'Assemblée d'Amsterdam s'était réunie à la veille de la guerre froide et les années suivantes furent donc marquées par l'action permanente menée par la communauté Écuménique pour promouvoir la cause du désarmement et limiter la course aux armements. Mais ce qu'il importe surtout de souligner, ici, c'est que c'est durant ces années-là que l'on redécouvrit le lien indissociable qui existe entre la paix et la justice. La paix ne se réduit pas à une absence de guerre. Elle n'est pas seulement mise en danger par le pouvoir militaire, mais aussi par la faim, par l'oppression, par l'injustice. Dans sa lettre encyclique sur le développement ("Populorum progessio", 1967), le pape Paul VI écrivait: "Le développement est le nouveau nom de la paix". Cette phrase résume bien la nouvelle approche. Celle-ci allait de pair avec le jugement de plus en plus critique porté sur les systèmes de défense de la sécurité purement militaires, notamment sur la doctrine dite de la "sécurité nationale". Cette nouvelle vision des choses était manifestement conditionnée par les affrontements mondiaux de la période de la guerre froide, mais il ne faudrait pas laisser perdre l'impact déterminant qu'elle a eu. La déclaration de l'Assemblée de Vancouver sur "La paix et la justice" reste un résumé valable de l'approche critique et des convictions acquises pendant cette période.

La conviction Écuménique selon laquelle "tant que la justice ne régnera pas pour tous et partout, aucune paix ne sera possible" a été sévèrement mise à l'épreuve dans le contexte du Programme de lutte contre le racisme et de son soutien à des mouvements de libération qui utilisaient des moyens militaires pour venir à bout de l'injustice du racisme. C'est cette situation, et le défi qu'elle constituait, qui suscita la réflexion la plus sérieuse jamais entreprise au Conseil Écuménique des Eglises sur le thème "La violence, la non-violence et la lutte pour la justice sociale". Celle-ci conduisit à reformuler les trois positions classiques sur la guerre et la violence, appelant les tenants de chacune de ces positions à examiner ses convictions avec les autres. Nous découvrons, sous-jacentes à ces positions, des attitudes différentes concernant la relation entre la communauté chrétienne et les pouvoirs publics. Si nous voulons sortir de l'impasse où s'est enfermé le mouvement Écuménique à propos des questions de la guerre et de la paix, de la violence et de la non-violence, il est indispensable d'examiner plus en détail ces éléments non dits d'une éthique politique chrétienne.

II. La nouvelle physionomie du monde au lendemain de la guerre froide
Les changements décisifs survenus dans le monde après 1989 ont des implications profondes pour la manière dont nous définissons et construisons la paix. Il n'est pas nécessaire de passer en revue de manière détaillée tous les faits qui se sont succédé mais il convient d'en souligner certains aspects. Face à une vision eurocentrique de ces changements, nous ne devons pas oublier que l'année 1989-1990 a été une année charnière dans l'histoire du monde entier. En effet, l'effondrement des systèmes socialistes d'Europe de l'Est n'est pas le seul événement notable de cette période; il y en a d'autres, comme le déclin de l'apartheid en Afrique du Sud qui entre-temps a été définitivement aboli, ou la formation de la nouvelle constellation en Amérique centrale, mais aussi la suppression du mouvement démocratique en République populaire de Chine. En Europe, ces changements ont trouvé leur expression la plus signifiante dans la "Charte de Paris pour une nouvelle Europe", adoptée au sommet de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) à Paris, en novembre 1990. L'adoption de cette Charte s'est accompagnée de l'ouverture d'un processus de désarmement réel, le premier jamais entrepris, qui allait bien au-delà des accords traditionnels sur la maîtrise des armements. Dans de nombreuses autres régions du monde, ces changements se sont traduits par de nettes avancées vers la démocratisation. Au niveau mondial, le nouveau rôle joué par l'Organisation des Nations Unies est le résultat visible de l'amorce d'une nouvelle phase dans les relations internationales. La fin de la guerre froide a signifié la fin d'une situation d'affrontement entre deux pôles, affrontement qui non seulement a marqué la scène politique européenne et nord-atlantique pendant plusieurs décennies, mais a été le cadre de toute la politique internationale. La question d'un ordre international fondé sur la paix n'est plus seulement une question théorique dont on se contente de débattre, elle se situe maintenant au cÉur de la politique internationale.

Cependant, la guerre du Golfe, survenue très peu de temps après ces événements charnières, a clairement montré que le passage de l'affrontement à la coopération n'est ni automatique ni dépourvu d'ambiguïté. Le débat qui a eu lieu à la Septième Assemblée du COE (Canberra 1991) sur la déclaration relative à la guerre du Golfe, a prouvé que les Eglises ne sont pas encore en mesure d'apporter une réponse cohérente à cette question: comment peut-on et comment devrait-on régler les conflits internationaux pour promouvoir une paix fondée sur la justice? Ce problème est encore exacerbé par les récents conflits d'une extrême violence qui ont éclaté dans l'ex-Yougoslavie et dans plusieurs pays africains. La résurgence du nationalisme, l'expérience de la violence génocide et de la purification ethnique, et l'incapacité des Nations Unies à remplir leur rôle d'instrument du maintien de la paix, ont créé une situation d'incertitude et de confusion. Ni dans le domaine de la politique ni dans celui de l'éthique, les problèmes ne sont clairement définis, et les solutions appropriées à y apporter ne le sont donc pas non plus. La chose la plus déconcertante est que dans nombre de ces conflits, les questions de l'identité nationale, de l'appartenance ethnique et de l'allégeance religieuse se sont mises à former un mélange explosif qui semblent anéantir ou presque tout espoir de trouver des solutions aux problèmes. S'il est vrai que quelques-uns seulement des conflits de l'après-guerre froide sont dus à des motifs religieux, il est également vrai que les allégeances religieuses ont été manipulées à des fins politiques et que les différentes communautés religieuses, qu'elles soient chrétiennes, musulmanes ou autres, ont été dans une large mesure incapables de se défendre contre cette perversion de leur intégrité. Cela montre assurément que les communautés religieuses, y compris les Eglises chrétiennes, à la fois font partie du problème et pourraient contribuer à sa solution.

Le brusque changement intervenu dans les relations internationales après 1989 nous renvoie à une situation similaire qui s'est produite il y a 60 ans. Les grandes espérances de la fin des années vingt, symbolisées par le Pacte Briand-Kellogg et par la Déclaration Écuménique d'Eisenach-Avignon qui lui faisait écho, se brisèrent avec la montée du fascisme, du stalinisme et du national-socialisme. La crise économique mondiale de 1929 et des années suivantes marqua le début d'un tournant dans l'Histoire qui finit par déboucher sur la deuxième guerre mondiale. Certes, il faut manier les analogies historiques avec prudence, mais il n'en demeure pas moins que la présente fragilité de l'ordre international appelle les chrétiens à témoigner plus résolument encore au service d'une paix fondée sur la justice.

Pour la communauté Écuménique, les années 1989 et 1990 ont été les points culminants du processus "Justice, paix et sauvegarde de la création" (JPSC). Si les événements qui ont suivi ont rejeté dans l'ombre, pour une bonne part, les acquis obtenus tout au long de ce processus, le mouvement Écuménique ne peut pas revenir en arrière et ignorer le large consensus réalisé durant ces années, avec la pleine participation de l'Eglise catholique romaine. On mettra ici en relief quatre convictions fondamentales qui devraient continuer à guider notre réflexion aujourd'hui:

1. La guerre n'est plus un moyen auquel on peut avoir légitimement recours pour régler les relations entre Etats. La guerre moderne menée avec des armes de destruction massive et aveugle doit être condamnée et bannie comme étant un crime contre l'humanité, conformément aux critères éthiques de la doctrine de la guerre juste.

2. Justice et paix sont indissociables. La paix ne se réduit pas à une absence de guerre et la sécurité des personnes est constamment menacée par des situations d'injustice structurelle. Le maintien et la consolidation de la paix sont un processus auquel il faut apporter un soutien permanent, en travaillant sans relâche pour étendre le règne de la justice et promouvoir le respect des droits de l'homme. La doctrine classique de la guerre juste qui visait à prévenir ou à limiter la guerre doit céder la place aujourd'hui à la notion de paix juste. La guerre ne peut plus être un acte de justice.

3. La sécurité n'est pas seulement un problème militaire touchant au maintien de l'ordre et à l'intégrité de l'Etat. L'enjeu ici c'est que l'être humain puisse vivre dans la sécurité. Cette sécurité ne peut être maintenue que si on l'envisage sous l'angle collectif, par le biais de dispositifs communs. C'est pourquoi la mise en place de systèmes collectifs de sécurité à l'échelon régional doit être considérée comme un élément décisif dans un nouvel ordre de paix international.

4. Dans la situation actuelle, le témoignage que les Eglises traditionnellement pacifistes ont rendu pendant de nombreuses années à la non-violence revêt une portée nouvelle. Il constitue le défi le plus éclatant qui soit à la culture de violence prédominante. A ce titre, il n'est donc plus à considérer comme une position idéaliste et apolitique bien que respectable; mais il nous renvoie à la nécessité d'élaborer une nouvelle forme de raison politique que nous devons faire nôtre si nous voulons que l'humanité survive.

Ces convictions qui, il y a encore seulement quatre ou cinq ans, paraissaient s'appuyer sur un large consensus, semblent subitement dénuées de sens dans une situation où, de plus en plus, la guerre est à nouveau acceptée comme un instrument politique légitime. Seule la force, dit-on, peut arrêter l'agression, et les Eglises sont à nouveau censées soutenir l'usage qui est fait de la force militaire pour défendre l'ordre international et les principes humanitaires fondamentaux, ou censées, tout au moins, s'abstenir de formuler ouvertement leurs critiques. On invoque à nouveau la doctrine de la guerre juste pour légitimer l'"ingérence humanitaire", et les vieux stéréotypes de l'ennemi qui semblaient dépassés resurgissent sous un autre visage. La question décisive est de savoir si nous allons réagir aux incertitudes et aux turbulences de la situation présente en recourant à des schémas forgés par des décennies d'affrontement, ou si nous sommes capables de comprendre cette situation comme une phase de transition et de réorientation. Pour la première fois depuis soixante ans, l'instauration d'un nouvel ordre de paix international reposant sur des visions nouvelles et une nouvelle pratique est devenue chose possible. Mais elle est aussi devenue un impératif.

III. La contribution des Eglises à l'édification de la paix
Les chrétiens et les Eglises vivent par la promesse d'un ciel nouveau et d'une terre nouvelle où la justice règnera. La notion de shalom de l'Ancien Testament englobe les trois dimensions de la paix, de la justice et de la sauvegarde de la création. Là où l'on assiste à l'éclatement des communautés et à l'extension d'une culture de violence, l'exhortation biblique à être des artisans de paix et de réconciliation, adressée aux disciples du Christ, revêt une urgence nouvelle. En 1990, à Séoul, le Rassemblement mondial sur la justice, la paix et la création (JPSC) a appelé à promouvoir une culture de non-violence active, tournée vers la vie, qui ne soit pas une démission face à la violence et à l'oppression, mais au contraire un moyen d'Éuvrer pour la justice et la libération. Ses participants se sont également engagés à "pratiquer la non-violence dans leurs relations personnelles, à militer en faveur de l'interdiction de la guerre en tant que méthode de règlement des conflits légalement reconnue, et à exhorter les gouvernements à instaurer un ordre juridique international pour l'établissement de la paix". Comme on le lit dans un document de base intitulé "Surmonter l'esprit, la logique et la pratique de la guerre", qui a été soumis au Comité central du COE à Johannesburg en janvier 1994: "Il est évident qu'il nous faut affronter et surmonter l'esprit, la logique et la pratique de la guerre' et élaborer de nouvelles approches théologiques, en accord avec les enseignements du Christ, qui ne partent pas de la guerre pour aboutir à la paix mais se fondent sur l'exigence de justice. Le temps est peut-être venu pour les Eglises de relever ensemble le défi qui leur est ici lancé: renoncer à toute justification, théologique ou autre, du recours à la force militaire, que ce soit dans le cadre de la guerre ou au nom de systèmes de sécurité fondés sur la dissuasion militaire, pour devenir une koinonia vouée à la recherche d'une paix juste".

Les conflits qui sévissent aujourd'hui dans le monde sont souvent dus à des situations d'injustice, comme par exemple à l'écart grandissant séparant riches et pauvres (au sein du même pays ou entre différents pays), à la lutte pour le pouvoir, à la résurgence du racisme et de la xénophobie, à la violence exercée à l'encontre des femmes et des enfants, à l'exploitation sauvage des ressources naturelles, à la prolifération du commerce des armes alors que des millions d'êtres humains meurent de malnutrition et de maladies. Souvent aussi, ces conflits proviennent de dissensions du passé qui ont été réprimées pendant la période d'affrontement mondial, comme par exemple les tensions entre groupes ethniques, nationaux, religieux, linguistiques et raciaux. Dans de nombreux cas de ce genre, le recours à la violence pour régler le conflit montre qu'il y a rupture des formes les plus élémentaires de communication et d'écoute. Ajoutons que beaucoup des conflits actuels n'auraient pas pris les formes de violence extrême qu'on leur connaît si on ne mettait pas à la disposition des parties en lutte une profusion d'armes de plus en plus sophistiquées et coûteuses et si l'on n'endoctrinait pas les militaires avec l'idéologie de la sécurité nationale.

La construction de la paix est, sans aucun doute, une entreprise complexe et les chrétiens et les Eglises, pour y contribuer, devraient se fixer des objectifs modestes. En comparaison avec la situation d'il y a soixante ans, les Eglises, partout dans le monde, ne sont plus guère en mesure d'influencer de manière notable les décisions politiques. Les Eglises historiques, en particulier celles de traditions orthodoxe et protestante, sont confrontées à un choix difficile en matière d'allégeance: allégeance envers la nation et le peuple, ou allégeance envers le corps universel du Christ. Il y a, à mon avis, trois manières dont les Eglises peuvent participer à l'édification de la paix: promouvoir un changement fondamental de mentalité, créer des réseaux de relations et encourager des initiatives ponctuelles en faveur de la paix et du règlement non violent de conflits.

a) Promouvoir un changement de mentalité. Est-ce de l'idéalisme ou de l'utopie de vouloir mettre fin à la guerre en tant qu'institution? Aujourd'hui encore, on considère que c'est faire preuve de réalisme d'admettre que les conflits armés entre pays sont historiquement inévitables. Tout ce qu'on a pu faire jusqu'à présent a été de contenir et de limiter la guerre en fixant des normes éthiques et juridiques, c'est-à-dire en définissant les limites à l'intérieur desquelles une guerre peut être considérée comme un autre moyen légitime de poursuivre une politique. Cette approche traditionnelle a une analogie historique dans l'institution de "la lutte des clans" comme moyen de régler un conflit entre familles ou entre individus. A la fin du Moyen Age, les Eglises chrétiennes ont apporté une contribution décisive à la mise en place généralisée d'un ordre de paix qui mettait fin à la pratique cette institution. A sa place fut établi un ordre juridique garanti par l'Etat, donnant à celui-ci le monopole du recours à la force.

La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement demande que nous prenions des mesures semblables dans le domaine des conflits entre Etats. Les normes éthiques et juridiques classiques sont devenues caduques face aux armes de destruction massive. Il faut remplacer les méthodes militaires de règlement des conflits par un ordre juridique international qui protège efficacement l'intégrité et les droits des peuples et des Etats, rendant inutile le recours à la force militaire pour défendre la souveraineté nationale. C'est peut-être une vision utopique des choses, mais l'enjeu est ici la survie même de l'humanité. Cela exige un changement fondamental de la conscience politique et morale, qui ne pourra pas s'opérer du jour au lendemain. C'est là que les Eglises peuvent et doivent apporter leur contribution.

L'importance du rôle qu'elles pourraient jouer saute aux yeux quand on voit que tous les Etats qui s'engagent dans une guerre cherchent à justifier leur action par des arguments moraux ou religieux. La guerre a toujours été une situation limite au plan éthique. Aussi les responsables se sont-ils toujours efforcés d'obtenir une légitimation religieuse et ont toujours considéré un refus comme une offense. Mais si l'on veut que la guerre en tant qu'institution perde sa légitimité, les Eglises devront réfléchir très sérieusement aux conditions d'une paix juste au lieu de continuer à vouloir définir celles d'une guerre juste.

La Charte des Nations Unies comporte un certain nombre de mesures précises relatives au maintien de la paix, mais jusqu'à ce jour, elles ont rarement été appliquées. C'est ce qui se produit, en particulier, pour la Cour internationale de Justice dont les arrêts ont souvent été pris à la légère par les Etats accusés de violer les principes du droit international. L'institution d'un tribunal international pour juger les crimes commis pendant la guerre dans l'ex-Yougoslavie pourrait constituer un jalon important dans l'action entreprise pour mettre fin à l'impunité dont jouissent de plus en plus couramment les auteurs de violations massives des droits de l'homme. En tout cas, l'un des buts fondamentaux de cette nouvelle méthode de règlement pacifique des conflits doit être de rétablir et de renforcer le respect des règles essentielles du droit humanitaire international. Il s'agit là du fondement même de notre culture civique et publique, et les Eglises peuvent apporter sur ce plan une contribution majeure.

La Guerre du Golfe, mais aussi le conflit dans l'ex-Yougoslavie, ont révélé les limites du pouvoir de l'ONU et suscité toute une série de propositions visant à réviser le système des Nations Unies et de leur Charte. L'utilisation de sanctions économiques et d'autres formes d'embargo comme moyens de pression sur les parties en conflit en vue de régler ce conflit ou, du moins, de le limiter est une question qu'il faut reconsidérer. Si, dans le cas du régime d'apartheid en Afrique du Sud, la politique des sanctions a été largement soutenue par la plupart des Etats et semble avoir contribué à l'effondrement de ce régime, l'application d'une telle politique à la Serbie ou à la République d'Haïti soulève de nombreuses questions. Dans ces deux derniers cas, en effet, elle a eu pour résultat inattendu de renforcer le pouvoir en place et donc de prolonger le conflit. Le Comité central du COE, lors de sa session de Johannesburg, a adopté la recommandation qui lui était faite d'examiner la politique des sanctions et son application comme moyen non militaire de régler les conflits internationaux. L'utilisation de l'embargo sur les armes et la mise au point d'un dispositif de contrôle international du commerce des armes est l'un des aspects de cette politique. Dans toutes ces situations, les Eglises peuvent apporter une contribution significative en encourageant le débat public sur de telles propositions et en renforçant ainsi leur acceptabilité politique.

b) Création de réseaux de relations. S'il est très important que les Eglises s'engagent publiquement en faveur de propositions et de politiques visant à régler les conflits internationaux par des moyens non militaires, il faut se souvenir que ces Eglises et les organisations Écuméniques ne sont pas des institutions publiques mais des communautés de personnes. Ce qui compte, ce sont les expériences vécues par des hommes et des femmes dans des situations de conflit, et leur participation active à l'édification d'une culture civique nouvelle au sein de leur société et entre différentes sociétés. De plus en plus souvent, les conflits violents sont provoqués par des luttes de pouvoir entre de petites élites qui prennent en otage des populations entières. Il est donc d'autant plus vital que les Eglises et les organisations Écuméniques travaillent d'abord à renforcer les liens élémentaires qui unissent les membres d'une même communauté ou à reconstituer le tissu social là où il est déchiré. Dans beaucoup de sociétés, l'une des priorités est actuellement de reconstruire la communauté et de venir à bout des stéréotypes de l'"ennemi" profondément ancrés dans les esprits. C'est un travail qui exige la collaboration de toutes les composantes de la société civile. De nombreuses cultures, en particulier celles des sociétés traditionnelles, véhiculent une sagesse profonde sur la manière de régler les conflits par des moyens non violents et de résister aux explosions de violence ou à la violence imposée de l'extérieur. Dans le domaine de la recherche sur la paix et de sa mise en Éuvre dans divers contextes, des exemples récents montrent qu'il est possible de mobiliser ces réseaux traditionnels de liens sociaux pour rétablir la paix et régler les conflits.

L'établissement de systèmes d'alerte rapide comme instrument de prévention de conflit est autre aspect du problème, lié au précédent. Pour détecter les signes d'un conflit possible et pour prendre à temps des mesures de prévention, il faut de nouvelles méthodes d'information et de communication, c'est-à-dire un système qui enregistre immédiatement les signaux émanant de la réalité quotidienne des gens. Les Eglises et les organisations Écuméniques ont ici un avantage sur les gouvernements et les institutions internationales: celui d'être enracinées dans les plus petites unités sociales, dans toutes les régions du monde. A condition de développer la sensibilité nécessaire, elles devraient être en mesure de détecter les signes d'un conflit avant que celui-ci n'éclate ouvertement. Et elles pourraient ainsi aider à actionner le système d'alerte et à mettre en place les mesures de prévention.

L'une des causes principales des conflits sociaux et internationaux entre Etats et groupes ethniques est la perception déformée qu'ils ont des intentions et des intérêts de l'autre. La guerre du Golfe et le conflit dans l'ex-Yougoslavie ont montré de manière inquiétante comment la propagande et la désinformation délibérée sont utilisées actuellement comme armes contre l'ennemi. A cet égard, il convient de rappeler ici la déclaration adoptée par le Rassemblement mondial de Séoul, selon laquelle "la vérité est le fondement d'une communauté d'êtres libres". Un ordre international de paix fondé sur la justice n'est possible que si toutes les parties ont accès sans restriction aux moyens d'information et ont la possibilité, au même moment, de présenter et d'interpréter leur propre situation en toute liberté. Les Eglises, donc, peuvent contribuer à la consolidation de la paix en plaidant résolument pour la vérité et pour une communication sans entrave. En particulier, elles peuvent agir en médiatrices entre les parties en conflit en transmettant une information conforme à la vérité. Elle peuvent dénoncer la propagande et la désinformation et préparer ainsi le terrain à une solution éventuelle.

Il a déjà été souligné que, de plus en plus, la religion constitue un facteur important de la dynamique des conflits. En Europe orientale en particulier, mais aussi ailleurs dans le monde, la religion en tant que composante de l'identité collective joue à nouveau un rôle primordial sur la scène publique. Face à la tendance actuelle qui consiste à utiliser et manipuler la religion à des fins politiques, toutes les communautés religieuses, et plus particulièrement les Eglises, doivent assumer la responsabilité qui est la leur de résister au risque d'un vrai conflit religieux, avec toutes les connotations irrationnelles qu'il recouvre. Dès le début du siècle, le mouvement Écuménique a cherché à manifester la réalité de la communauté chrétienne mondiale à travers un réseau d'engagement mutuel transcendant les frontières nationales, ethniques, culturelles et linguistiques. Aujourd'hui, il s'agit d'étendre cette démarche aux relations entre les religions du monde. Toutes les religions reconnaissent le commandement fondamental de l'amour du prochain. Tout conflit religieux, quelle qu'en soit l'origine, constitue une violation de ce commandement. Les Eglises et les chrétiens doivent donc être prêts à s'attaquer à la mentalité de croisade et à promouvoir une éthique universelle de paix et de non-violence. Les travaux de la Conférence mondiale sur la religion et la paix et la déclaration du Parlement mondial des religions qui vient de se tenir à Chicago vont dans ce sens. Cependant, il reste encore à les mettre en pratique dans les relations quotidiennes des communautés religieuses qui vivent ensemble en un même lieu.

c) Initiatives au service de la paix et du règlement non violent des conflits. Parmi les recommandations résultant du processus "Justice, paix, et sauvegarde de la création" (JPSC), l'une d'elle demandait que l'on crée des services Écuméniques chargés de promouvoir la paix, la justice et la réconciliation par des actes concrets. Cette idée est issue de l'expérience des Eglises traditionnellement pacifistes et de celle d'autres groupes sans attache religieuse particulière. Les nombreuses actions de réconciliation internationale entreprises actuellement montrent suffisamment qu'il est possible de désamorcer voire de régler les conflits intérieurs, mais aussi les conflits internationaux, en recourant à la présence d'observateurs, à une information rapide et à une médiation compétente. Dans la perspective chrétienne, c'est là une nouvelle forme de diaconie publique, qui devrait être reconnue officiellement comme telle aussi par les grandes Eglises. Si l'on voit combien de ressources et d'énergie sont mises en Éuvre pour la formation et l'entraînement de jeunes gens à la lutte armée, on se rend compte que les efforts faits pour développer la capacité de la société dans le domaine du règlement non violent des conflits sont gravement insuffisants. Les expériences faites récemment avec le déploiement des forces de maintien de la paix des Nations Unies démontrent qu'un soldat ayant reçu une formation militaire normale n'est pas suffisamment préparé à faire un travail d'artisan de la paix et qu'il n'est pas reconnu comme tel par la population victime du conflit. Tant que l'on n'aura pas procédé à une révision des priorités politiques, les Eglises devront prendre les initiatives qui permettront de préparer et de former des personnes à la tâche d'observateurs, de médiateurs et de conciliateurs. Les expériences des brigades de la paix en Amérique centrale, des comités de la paix au Nicaragua ou du Programme Écuménique d'observation de la situation en Afrique du Sud devraient servir de stimulant et d'encouragement.

Cependant, quelle que soit l'importance de ce genre d'initiatives et des efforts que l'on fait pour réduire ou régler les conflits à leur tout premier stade, les communautés chrétiennes et les Eglises, dans la majorité des cas, se trouvent prises dans la dynamique des conflits violents. Au cours des dernières années, on a vu apparaître une nouvelle forme du ministère chrétien de réconciliation: il s'agit de l'accompagnement des personnes ayant subi un traumatisme émotionnel et psychologique à cause de la guerre, de la violence ou de la torture. Les centres d'aide aux femmes violées dans l'ex-Yougoslavie, le "Trauma Center" du Cap en Afrique du Sud et d'autres initiatives semblables en faveur d'enfants victimes ou témoins d'atrocités commises dans leur entourage immédiat, montrent qu'il est urgent d'apporter un soutien spirituel, pastoral et psychologique aux victimes de la guerre et de la violence. Ces blessures-là sont parfois plus longues à guérir que les blessures physiques, mais ce sont ces efforts de guérison qui sont les germes de la réconciliation future.

Dans toute situation de conflit, la réconciliation est une tâche qui se poursuit même après la cessation des hostilités. Elle présuppose que l'on soit prêt à passer de l'affrontement ouvert et souvent violent au dialogue. Cette phase de transition est la phase la plus critique du processus de rétablissement de la paix. Les événements des dernières années ont amplement prouvé que les Eglises peuvent aider efficacement à préparer la voie à une communication constructive entre les parties en conflit. En Europe centrale et orientale, on a eu recours pendant la phase de transition au modèle de la "table ronde" pour réunir tous les groupes politiques et civils et les amener à s'interroger ensemble sur l'avenir de leur société. Dans de nombreux cas, des représentants d'Eglises ont été sollicités pour présider ces tables rondes. Dans plusieurs pays africains, les efforts de réconciliation ont redonné vie aux méthodes traditionnelles de recherche d'un consensus et au rôle des anciens de la grande famille ou de la tribu dans le règlement des conflits. Tous ces exemples militent pour un changement de méthode: pour que l'on passe d'un type de règlement des conflits où s'affrontent vainqueurs et vaincus à un processus de coopération qui garantit la participation équitable de toutes les parties engagées dans un conflit ou risquant de l'être. Les Eglises possèdent la tradition séculaire du règlement conciliaire des conflits, et il y a là une richesse d'expériences que l'on devrait pouvoir mettre à profit dans l'arène sociale et politique.

Toute contribution active et authentique des Eglises à la tâche de consolidation de la paix exige qu'elles soient prêtes à reconnaître leurs échecs, leur responsabilité et leurs fautes, afin de briser le cercle vicieux des inimitiés et des préjugés. Cela est d'autant plus vital qu'il y a aujourd'hui une tendance à retomber dans les anciens schémas qui consistent à se faire justice soi-même pour les injustices subies dans le passé et à utiliser les Eglises pour légitimer les revendications de pouvoir ethnique ou national. On connaît heureusement des exemples où les Eglises ont joué un rôle majeur dans la mise en place d'une culture de paix, notamment en Afrique du Sud. Mais, souvent aussi, elles ont fait partie du problème, surtout lorsqu'elles étaient étroitement liées aux aspirations nationales ou qu'elles s'identifiaient à elles. Comment affirmer sans cesse à nouveau que notre première allégeance est à Jésus Christ et à tout le peuple de Dieu, refusant le nationalisme qui souvent génère la xénophobie, le racisme et les discriminations de toutes sortes? Les victimes elle-mêmes peuvent devenir oppresseurs à leur tour.

L'appel à la réconciliation s'adresse à nous tous. Ici en Irlande du Nord, comme dans les autres parties du monde représentées à cette rencontre, nous savons combien cela est difficile. Les paroles de Jésus continuent de nous interpeller, mais son interpellation est en même temps promesse: "Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n'est pas à la manière du monde que je vous la donne. Que votre cÉur cesse de se troubler et de craindre" (Jean 14, 27).