Conseil oecuménique des Eglises
COMITÉ CENTRAL
Potsdam, Allemagne
29 janvier - 6 février 2001
Document No. PI 2rev


Adopté

LA PROTECTION DES POPULATIONS MENACÉES PAR LA VIOLENCE ARMÉE :
DÉFINITION DU POINT DE VUE ÉTHIQUE DU CONSEIL OECUMÉNIQUE DES ÉGLISES

Le Comité central du Conseil oecuménique des Eglises réuni à Potsdam du 29 janvier au 6 février 2001 :

note et fait savoir aux Eglises qu’il y a eu un large accord sur la nécessité de protéger les populations prises au piège de la violence armée comme l’expose le document d’information ci-après, mais que des divergences demeurent sur l’emploi de la force armée pour protéger les populations menacées par la violence armée ;

reçoit le document et le recommande aux Eglises pour étude, réflexion et utilisation - selon leurs besoins - dans les dialogues qu’elles poursuivent avec les instances de décision, les gouvernements, les organisations internationales, les instituts de recherche, les groupes qui préconisent une intervention civile non violente à large échelle et autres initiatives en faveur de la paix, et la société civile en général ;

invite les Eglises à communiquer les résultats de ces études, réflexions et dialogues à la Commission des Eglises pour les affaires internationales (CEAI) ; et

prie la CEAI de présenter un rapport au Comité central à une date ultérieure, en consultation avec le Groupe d’examen de la Décennie « vaincre la violence ».

Introduction

Lors de sa dernière session (septembre 1999), le Comité central a adopté un Mémorandum et recommandations sur la sécurité internationale et les mesures à prendre face aux conflits armés où il demandait que la paix et la sécurité internationales soient abordées autrement, maintenant que la guerre froide avait cessé, et exposait certains des dilemmes que pose « l'intervention humanitaire » et que l'expérience du Kosovo a mis particulièrement en lumière. Le Comité central a engagé le secrétaire général du COE à :

« promouvoir, en concertation et en coopération avec les organisations humanitaires rattachées aux Eglises ou non, et avec les instituts de recherche compétents, une étude sur l'éthique de l'intervention dite « humanitaire » en vue de la présenter au Comité central, cela en prenant en compte le droit légitime des Etats d'être à l'abri de toute ingérence indue dans les affaires intérieures et l'obligation morale de la communauté internationale d'intervenir lorsque les Etats ne veulent pas ou ne peuvent pas garantir le respect des droits de la personne et la paix à l'intérieur de leurs frontières. »
La question de l’intervention dite humanitaire est devenue un sujet de grave préoccupation pour la communauté internationale au début des années 90 lorsque, à plusieurs reprises, en particulier au Soudan du Sud et dans le nord de l’Iraq, les autorités, pour des raisons politiques, ont refusé l’accès à des populations en grave détresse aux organisations humanitaires. Cette question a suscité de nombreuses études académiques ainsi qu’un débat parmi les Nations Unies qui ont décidé de créer un poste de sous-secrétaire général chargé des affaires humanitaires.

Le problème est devenu d’une actualité brûlante lors des interventions militaires qui ont suivi, par exemple en Somalie, en Bosnie-Herzégovine et plus tard au Kosovo, et dont la nécessité a parfois été justifiée par des « motifs humanitaires ». Ces questions sont complexes et reflètent les nouveaux dilemmes éthiques auxquels le monde et le mouvement oecuménique sont confrontés de plus en plus souvent depuis la fin de la guerre froide. La Commission des Eglises pour les affaires internationales (CEAI), chargée de mener à bien l’étude demandée par le Comité central, s’est plongée dans l’examen de ces questions complexes et a préparé un projet de document. Celui-ci a fait l’objet d’une révision approfondie de la part du Comité central à sa session de Potsdam (Allemagne), du 29 janvier au 6 février 2001. La Décennie « vaincre la violence » a été lancée dans le cadre de cette même session. Le Comité central a constaté que les efforts destinés à vaincre la violence sont menés dans un monde où des populations subissent la violence alors même que le débat est en cours. La discussion du document a encore une fois mis en évidence les divergences théologiques qui divisent les Eglises membres dès qu’il s’agit de la violence et de la non-violence.

Les membres du Comité central ont été invités à soumettre le projet de texte aux organes responsables de leurs Eglises en vue de poursuivre le dialogue et la réflexion avant la session, et à communiquer ensuite leurs réactions et celles de leurs Eglises au Comité central, dans l’espoir de trouver une formulation susceptible de rallier un consensus.

Or ce consensus n’a pas pu être trouvé. Les différences de point de vue entre les chrétiens en ce qui concerne le recours à la force armée -- décrites de manière plus détaillée ci-après -- demeurent. Il y a eu un large accord sur la nécessité de protéger les populations prises au piège de la violence armée, que l’on décrit dans le document d’information qui suit. En outre, le Comité central a examiné et retravaillé les critères et les lignes directrices relatifs à la protection des populations menacées par la violence armée. Des divergences subsistent en ce qui concerne ces critères et ces lignes directrices.

HISTORIQUE

1. Il est largement admis, et depuis longtemps, dans le mouvement oecuménique et en dehors, que la communauté internationale est moralement tenue de protéger les populations civiles dont la vie est en danger, là où leur gouvernement ne peut pas ou ne veut pas agir, et la question de la responsabilité chrétienne dans les crises humanitaires a souvent été un sujet de réflexion, de discussion et de prière dans les Eglises. Cependant, depuis la fin de la guerre froide, la pratique de ce qu'on a appelé « l'intervention humanitaire » suscite au niveau international des discussions souvent passionnées. La Huitième Assemblée du COE (Harare, 1998) réaffirme ceci :

« l'accent que met l'Evangile sur la valeur de tous les êtres humains aux yeux de Dieu, sur l’oeuvre expiatrice et rédemptrice du Christ qui a donné à chaque personne sa dignité véritable, sur l'amour qui motive l'action et sur l'amour du prochain, expression de la foi active en Christ. Nous sommes membres les uns des autres, et si l'un des membres souffre, tous souffrent avec lui. C'est là la responsabilité qui nous incombe, à nous chrétiens, afin que les droits fondamentaux de toute personne soient respectés.»
2. En 1992, le Comité central a décidé que « l’action non violente sera clairement mise en évidence dans les programmes et projets liés au règlement des conflits ». Il a appelé le COE, « par un processus d’étude et de réflexion, [à] déterminer dans quelle mesure la communauté (koinonia) du COE est mise en question lorsque les Eglises ne condamnent pas catégoriquement les violations systématiques des droits de l’homme qui ont lieu dans leur pays. »

3. En réponse à cette demande, un document d’étude intitulé Surmonter l’esprit, la logique et la pratique de la guerre a été présenté au Comité central, à sa session de Johannesburg, en 1994.1 Celui-ci a fait remarquer que la décision de 1992, prise à la suite d’un débat du Comité central sur le conflit en ex-Yougoslavie,

reprenait l’une des plus anciennes préoccupations du mouvement oecuménique, formulée de diverses manières en fonction de l’évolution de l’histoire.
L’affirmation la plus fréquemment citée est celle de la première Assemblée d’Amsterdam (1948) :
La guerre, considérée comme moyen de résoudre les conflits entre nations, est inconciliable avec l’enseignement de notre Seigneur Jésus-Christ. Le rôle joué par la guerre dans la vie internationale est un péché contre Dieu et une dégradation de l’homme.
Une dizaine d’années plus tôt, la Conférence d’Oxford sur l’Eglise, la communauté et l’Etat (1937) déclarait, à la veille de la seconde guerre mondiale :
Si la guerre éclate, il importe avant tout que l’Eglise demeure manifestement l’Eglise toujours unie en tant que corps unique du Christ, même si les pays où elle se trouve se battent les uns contre les autres ; dans ses prières, elle demandera sciemment que le nom de Dieu soit sanctifié, que son règne vienne, et que sa volonté soit faite dans tous les pays belligérants.
4. Les points de vue des chrétiens sur la question de la guerre et l’utilisation de la force armée diffèrent radicalement, et ces divergences ont fréquemment menacé l’unité de l’Eglise. Le document cité plus haut décrit le dilemme en ces termes :
En 1948, on ne put se mettre d’accord sur la réponse à cette question. L’Assemblée dut donc se borner à reprendre les différentes positions définies à Oxford :
(1) D’aucuns estiment que même si, en certaines circonstances, le devoir du chrétien peut être de faire la guerre, les conflits modernes, avec leurs destructions de masse, ne sauraient constituer un acte de justice.

(2) En l’absence d’institutions supranationales impartiales, certains avancent que les actes militaires constituent la sanction ultime d’un système où prime le droit, et qu’il faut enseigner clairement aux citoyens que leur devoir est de défendre le droit, par la force si nécessaire.

(3) D’autres, enfin, refusent le service militaire sous toutes ses formes, convaincus qu’un témoignage sans équivoque contre la guerre et pour la paix constitue la volonté de Dieu, et ils souhaitent que l’Eglise prenne position dans ce sens.

La (Première) Assemblée définissait le dilemme en des termes qui s’appliquent autant au débat actuel qu’à celui de l’époque de la fondation du COE :
En toute franchise, nous devons reconnaître la perplexité qui nous étreint devant ces opinions opposées et nous mettons sur la conscience de tous les chrétiens de lutter infatigablement contre les difficultés qui en résultent et de demander humblement à Dieu sa direction. Nous croyons qu’il est du devoir des théologiens d’examiner l’aspect théologique de la question. Les Eglises doivent cependant garder dans leur pleine communion tous ceux qui professent sincèrement les opinions diverses que nous venons d’indiquer et qui sont prêts à obéir à la volonté de Dieu de quelque manière qu’il lui plaise de les conduire.
5. S’inscrivant dans cette démarche, le Comité central a créé le Programme « vaincre la violence » en 1994, afin que les chrétiens et les Eglises qui défendent des points de vue théologiques très divers puissent s’associer pour faire échec à la montée de la violence dans toutes les couches de la société contemporaine et promouvoir une culture de la paix dans le monde entier.

6. Pendant les années 90, les Assemblées et le Comité central du COE ont à plusieurs reprises discuté de la question de savoir quelle devrait être la réaction appropriée des chrétiens face aux conflits violents. Ils ont aussi condamné l’emploi disproportionné qui est fait de la force armée pour maîtriser certains de ces conflits, et le fait que la communauté internationale, dans d’autres situations, au Rwanda par exemple, n'ait pas su protéger les populations contre un déchaînement de violence prévisible. Ils ont attiré l’attention sur la nécessité de réagir aux crises qui se préparent dès leurs premières manifestations, lorsque l’action non violente a le plus de chances de toucher aux causes profondes du conflit.

7. En réponse aux questions soulevées par le Comité central en 1994 sur la question de savoir si, et dans quelles conditions, l’utilisation de la force était un instrument acceptable pour faire respecter les droits de la personne et la primauté du droit international dans des situations de violence déclarée ou non, la CEAI a préparé à l’attention du Comité central, réuni en 1995, un Mémoire et recommandations sur l’application de sanctions. Le Comité central a, pour sa part, adopté une série de Critères permettant de déterminer l’applicabilité et l’efficacité des sanctions.

8. En septembre 1999, le Comité central a adopté un Mémorandum et recommandations sur la sécurité internationale et les mesures à prendre face aux conflits armés, qui demandait que la paix et la sécurité internationales soient abordées autrement, maintenant que la guerre froide avait cessé, et exposait certains des dilemmes que pose « l'intervention humanitaire » et que l'expérience du Kosovo a mis particulièrement en lumière. Le Comité central a engagé le secrétaire général du COE à : promouvoir, en concertation et en coopération avec les organisations humanitaires rattachées aux Eglises ou non, et avec les instituts de recherche compétents, une étude sur l'éthique de l'intervention dite humanitaire en vue de la présenter au Comité central, cela en prenant en compte le droit légitime des Etats d'être à l'abri de toute ingérence indue dans les affaires intérieures et l'obligation morale de la communauté internationale d'intervenir lorsque les Etats ne veulent pas ou ne peuvent pas garantir le respect des droits de la personne et la paix à l'intérieur de leurs frontières. 9. Une étude a été entreprise pour cerner les questions et établir des lignes directrices qui puissent être utiles aux Eglises. Un document d'information a été rédigé et diffusé largement pour commentaires. La CEAI en a discuté en janvier 2000 et une version révisée de ce document a servi de base de discussion dans un séminaire oecuménique qui s'est tenu à l'Institut oecuménique de Bossey en avril 2000. Les participants venaient de toutes les régions et comptaient des spécialistes des opérations humanitaires, du droit international, des droits de l'homme, de l'éthique et de la théologie, et notamment des représentants d'Eglises dont le pays avait été touché d'une manière ou d'une autre par de récentes interventions. En compagnie de membres du personnel du COE et de la Fédération luthérienne mondiale, les participants ont examiné sous l'angle éthique la responsabilité qui incombe à la communauté internationale lorsqu'il s'agit de protéger des populations en danger à l'intérieur des frontières d'Etats souverains. Ce séminaire a fait l'objet d'un rapport détaillé auquel le COE a donné une large diffusion auprès des Eglises membres et des organisations qui lui sont rattachées pour recueillir leurs réactions et leurs commentaires. Enfin, le document a été revu par un groupe de spécialistes choisis parmi les membres de la CEAI, en vue de sa présentation au Comité central pour examen, comme pendant au document sur les sanctions adopté en 1995.

10. Presque simultanément, le rapport du Groupe d’étude sur les opérations de paix de l’ONU (connu sous nom de rapport Brahimi) 2 a été soumis au Conseil de sécurité de l’ONU et examiné lors de l’Assemblée du Millénaire à New York en 2000. Cette étude, qui fait date, comporte non seulement une analyse critique des opérations de paix de l’ONU mais formule des propositions d’amélioration qui correspondent d’assez près aux conclusions du document du COE. Par la suite, M. Lloyd Axworthy, ministre des affaires étrangères du Canada, a pris l’initiative de former un groupe d’étude de haut niveau qui sera chargé d’approfondir ces questions, et a invité le COE à coopérer avec ce groupe en lui apportant ses perspectives morales et éthiques particulières.

Une nouvelle orientation au débat

11. Lorsqu'il a demandé la présente étude, le Comité central a exprimé ses doutes sur l'expression choisie, en utilisant l'expression « intervention dite « humanitaire » » et en la plaçant entre guillemets. Les consultations ont montré qu'il n'était pas le seul à s'en méfier. Nombre de participants à l'étude hésitaient à parler de « l'éthique de « l'intervention humanitaire » ». Pour eux, l'apport le plus important des Eglises consistait à aider à donner une nouvelle orientation au débat, à en clarifier les termes de manière à mettre en évidence les principaux problèmes moraux en jeu.

12. Dans l'histoire, et surtout depuis 1991, les puissances d'intervention ont souvent employé le terme humanitaire pour qualifier leurs motivations et justifier leurs actes. En fait, comme l'ont fait valoir à plusieurs reprises des documents du Comité central du COE, la plupart des interventions obéissent à des mobiles pour le moins contradictoires, qui relèvent souvent plus de l'intérêt des puissances d'intervention que de celui des populations menacées auxquelles elles prétendent porter secours.

13. En décidant d'étendre « pour des raisons humanitaires » leurs opérations aux contrées kurdes du nord de l'Iraq, les forces alliées dans le Golfe, dirigées par les Etats-Unis, ont jeté le doute sur la distinction qu'elles faisaient entre leurs intérêts militaires stratégiques et les besoins légitimes de la population en danger. Cette décision a été suivie de près par « l'intervention humanitaire » en Somalie qui a court-circuité les efforts de médiation qui se déployaient sous l'égide de l'ONU. Le débat a pris un tour plus critique encore lorsque la force de maintien de la paix, en se retirant du Rwanda en 1994, a livré la population aux forces génocides. La protection souvent inégale accordée aux civils pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine et l'intervention spectaculaire de l'OTAN dans le cas du Kosovo ont encore jeté de l’huile sur le feu.

14. Le mot « humanitaire » tient une place spéciale dans le droit international humanitaire où il s'accompagne des notions d'universalité, d'indépendance, d'impartialité et d'humanité. Il est important de rappeler que l'idéal humanitaire n'est pas né du jour au lendemain et qu'il a évolué. En fait, plus de cent ans se sont écoulés depuis le moment où Henry Dunant a compris la nécessité d'une action humanitaire impartiale sur le champ de bataille de Solférino et a fondé la Croix-Rouge qui a codifié les principes fondamentaux de l'action humanitaire. L'assistance humanitaire doit être dispensée aux personnes qui souffrent, sans distinction de religion, d'ethnie, de classe, de nationalité ou d'opinion politique. L'idée de la priorité à donner aux besoins humanitaires est un idéal qu'il importe d'autant plus de préserver de la banalisation et de tout détournement intéressé que le moindre acte est aujourd'hui politisé à l'extrême.

15. Le terme « intervention » a lui aussi des connotations variées. Dans certains contextes, il désigne ce que font les institutions financières internationales, les sociétés transnationales et de puissants Etats qui s'ingèrent à volonté dans les affaires intérieures de nations plus faibles, souvent à l'encontre des intérêts du peuple. D'autres l'emploient en pensant aux «interventions » militaires de grandes puissances étrangères qui renversent ainsi des gouvernements élus ou interrompent des processus démocratiques. Dans d'autres contextes, «l'intervention » prend un sens positif et désigne la libération ou le salut de populations civiles assiégées ou prises dans de violents conflits civils.

16. Ainsi la plupart des Eglises sont gênées par la juxtaposition des mots « humanitaire » et «intervention » à cause de la contradiction dans les faits qu'il y a souvent entre les principes humanitaires de compassion et l'emploi d'une force militaire meurtrière.

17. Comment convient-il que la communauté internationale réagisse face à des situations de conflit dans lesquelles des populations entières sont en danger et où leur gouvernement ne peut ou ne veut pas les protéger ? Pour les Eglises du mouvement oecuménique, la communauté internationale a un devoir de prévention des conflits, de consolidation de la paix, de règlement des conflits et de réconciliation. La décision d’employer la force armée pour régler une situation dans laquelle un grand nombre de personnes sont en danger signale très souvent l'échec de la communauté internationale et son incapacité à prendre les mesures préventives nécessaires.

18. Plutôt que l'expression d' « intervention humanitaire », le Conseil oecuménique des Eglises propose, à la suite de ses discussions, qu'il soit question de « la protection des populations menacées par la violence armée ».

19. Les actions entreprises à cette fin doivent être planifiées et exécutées dans le cadre d’une stratégie à long terme qui va des efforts de médiation des conflits locaux au recours aux pressions diplomatiques, aux sanctions économiques et au déploiement d’une force internationale de protection. Le rapport Brahimi apporte un correctif important à nombre de pratiques actuellement en vigueur en matière de maintien de la paix ; il insiste sur l’action préventive et sur l’établissement de la paix et préconise une certain nombre de changements ; il indique notamment que « la doctrine d’emploi de la police et des autres membres du personnel des opérations de paix chargés de restaurer l’état de droit devrait être modifiée de façon à favoriser le travail d’équipe chaque fois qu’il s’agit de promouvoir la primauté du droit et le respect des droits de l’homme, d’aider les communautés à renoncer au conflit en faveur de la réconciliation nationale, [et de mettre en place] des programmes de désarmement, de démobilisation et de réinsertion ». Le rapport constate toutefois la nécessité de définir une doctrine du maintien de la paix et des mandats réalistes où « l’accord des parties locales, l’impartialité et la limitation de l’emploi de la force aux cas de légitime défense restent les principes fondamentaux du maintien de la paix ». Il recommande que les forces déployées soient « capables de se défendre elles-mêmes, de défendre les autres composantes de la mission, et de défendre le mandat de celles-ci. Les règles d’engagement doivent être suffisamment fermes pour que les contingents de l’ONU ne soient pas contraints d’abandonner l’initiative à leurs agresseurs ».3

20. La protection des populations menacées par la violence armée exige souvent une action « énergique » afin de faire cesser les atrocités et de rétablir la primauté du droit, puis réclame que l’on franchisse cette étape et que l’on reconstruise l'infrastructure physique, politique et civile du pays, que l’on mette en place des dispositifs de consolidation de la paix et de règlement des conflits et que l’on prenne des dispositions pour la réconciliation de la société. Il doit être entendu également que différentes organisations et divers types de personnel sont nécessaires à la réalisation des différentes phases du processus.

La communauté internationale et son devoir de prévention des conflits violents

21. D'abord et surtout, la communauté internationale (qui inclut les gouvernements, les organisations intergouvernementales, les institutions financières internationales, les sociétés transnationales, les médias et la société civile) a le devoir de s'attaquer aux causes profondes des conflits violents. Lorsqu'un conflit éclate malgré tout, elle doit agir efficacement et en temps utile pour empêcher qu'il ne s'envenime. Les Eglises sont souvent particulièrement bien placées pour détecter les signaux de danger émis dans leurs communautés et demander que l'on agisse avant que le conflit ne débouche sur la violence. Dans certains cas, ces alertes avancées amènent les Eglises, ou plus largement la communauté internationale, à entreprendre une action efficace de prévention. Mais trop souvent, la communauté internationale et les Eglises n'entreprennent rien de décisif lorsqu’il est encore temps de désamorcer les conflits par des moyens non violents. C’est pourquoi les Eglises parlent souvent de kairos> - la conscience qu'à un moment historique particulier la foi oblige les chrétiens à agir.

22. Grâce au Programme « vaincre la violence » du COE, les Eglises ont pris plus clairement conscience du fait que la prévention des conflits va de pair avec l’édification de cultures de la paix où la metanoia -- transformation - et les efforts de réconciliation contribuent à transformer les conflits, ce que les chrétiens préfèrent à l’autre solution, la loi du talion -- oeil pour oeil, dent pour dent. Cette solution suppose un engagement à long terme dans des activités telles que l’édification de la communauté, l’éducation à la paix, l’éducation civique, l’observation des élections, le dialogue interreligieux et la sensibilisation de l’opinion au respect des droits de la personne. Il s'agit là de mesures auxquelles les Eglises peuvent et doivent prendre une part particulièrement active.

Impunité, vérité et réconciliation

23. Après les conflits, la communauté internationale a des responsabilités, notamment celles de prévenir la résurgence des hostilités et de garantir la paix et la stabilité dans les pays qui ont vécu le traumatisme de la guerre. Là encore, les Eglises sont souvent bien placées pour veiller au respect des accords de paix et alerter l’ensemble de la communauté internationale si des problèmes surgissent.

24. Après un conflit, faire échec à l’impunité en traduisant en justice les auteurs des actes de violence est l’un des problèmes qui restent à régler. Il faut non seulement amener les dirigeants responsables à répondre de leurs actes, mais aussi mettre en place des structures, comme la Cour pénale internationale, qui puissent donner effet à ce principe de responsabilité. Les Eglises, comme toutes les composantes de la société civile, peuvent jouer un rôle majeur dans cette démarche complexe et souvent douloureuse, comme l'ont montré le travail de pionnier de la Commission « vérité et réconciliation » en Afrique du Sud et les efforts déployés au Chili pour que le général Augusto Pinochet réponde des crimes commis sous son régime. Les Eglises ont le devoir pastoral d'aider leurs communautés à panser leurs plaies en encourageant les gens à échanger leurs souvenirs, en travaillant à la formation d'une mémoire collective du conflit et en prêchant le pardon et la réconciliation. Des études réalisées ces dernières années par le COE ont montré combien ce travail est essentiel au processus qui conduit à la réconciliation. Ce constat se reflète dans la priorité que le Comité central accorde au rôle des Eglises dans le travail de réconciliation puisqu’il en fait l’un des grands axes de la Décennie « vaincre la violence ».

25. Une fois que l'accord de paix a été signé et que les télévisions ont braqué leurs caméras sur d'autres crises, les membres de la communauté internationale - et les Eglises - ont tendance à prêter moins d'attention au pays naguère déchiré par le conflit. Pourtant, la paix est une plante fragile qui demande beaucoup d'attention et de soins pour grandir et se fortifier. Les inégalités dans la mise en oeuvre des accords de paix et l'absence de réconciliation véritable sont des germes de conflit futur. La réconciliation est donc à la fois un moyen d'empêcher que les violences ne continuent et le fondement d'une société nouvelle dans laquelle les inévitables différends entre groupes sociaux seront réglés par des moyens exclusivement non violents.

Quand la prévention échoue

26. Dans un monde pécheur toujours enclin à la violence, il est certaines crises que tous les efforts des Eglises et de la communauté internationale ont peu de chances de prévenir. Dans de tels cas, nous avons à notre disposition un éventail d'options non violentes que nous devons essayer d'opposer au conflit armé :

effectuer des missions d'établissement des faits, déployer une activité diplomatique et offrir nos bons offices ; apporter une assistance humanitaire de manière à créer un climat de confiance entre les parties ; défendre les droits de la personne par le biais de divers dispositifs, notamment en nommant des rapporteurs spéciaux et en fournissant des services techniques.

envoyer des délégations pastorales, échanger des informations en provenance des régions en conflit, faire des déclarations publiques pour expliquer la nature du conflit, assurer une présence internationale pour aider à protéger les populations en danger, plaider à divers niveaux pour un règlement pacifique, réunir des Eglises et d'autres communautés religieuses représentant différentes parties en conflit pour qu'elles portent ensemble un témoignage de paix.

27. Lorsqu'un gouvernement rejette tous les efforts faits pour l'aider à régler un conflit ou refuse de se conformer aux décisions d’instances internationales compétentes telles que le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, des sanctions peuvent être prises contre lui. Aux termes de l'article 41 de la Charte des Nations Unies, ces sanctions « peuvent comprendre l'interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radio-électriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques.» Dans son document de 1995 sur les sanctions mentionné plus haut, le Comité central s'exprime en ces termes :
Les sanctions représentent un moyen valable de faire régner le droit international et de parvenir à la solution pacifique des conflits...

Les sanctions diplomatiques relèvent d'une longue tradition dans l'histoire des relations internationales. Elles comprennent la reconnaissance ou la non-reconnaissance d'un autre Etat souverain ou la suspension des relations diplomatiques, pour exprimer la désapprobation à l'égard de la conduite de tel ou tel Etat. Les mesures diplomatiques peuvent être assorties de mesures de persuasion consistant à inviter l'Etat concerné à modifier son comportement, en lui offrant en contrepartie de le reconnaître ou de lui accorder certains privilèges...

En général, les sanctions économiques imposent des restrictions dans divers domaines : communications et voyages, commerce, investissements étrangers et autres opérations financières, accès à certaines marchandises comme les armes et le matériel stratégique, échanges culturels. Les sanctions diplomatiques ont elles-mêmes souvent des effets économiques.

28. Systématiquement employé, cet arsenal de mesures non violentes allant de la plus discrète à la plus coercitive devrait suffire dans la plupart des cas où la vie ou le bien-être de populations civiles sont menacés. En pratique toutefois, la communauté internationale a rarement été capable d'une telle cohérence. Parfois, les indicateurs d'alerte avancée ne parviennent pas à faire saisir l'urgence de la situation. Mais plus souvent, les premiers signaux d'alerte passent inaperçus ou sont ignorés par la communauté internationale, déjà extrêmement sollicitée par un nombre sans précédent de conflits internes très compliqués. De nombreux gouvernements refusent d'entamer des négociations pour mettre fin à un conflit et ne sont pas disposés à laisser la communauté internationale secourir les populations en danger à l'intérieur de leurs frontières. Dans certains cas, de plus en plus nombreux, l'Etat en déliquescence n'est plus en mesure d'assurer la protection des populations. Il arrive aussi trop souvent que les camps opposés n'ayant pas réussi à se réconcilier après un conflit, celui-ci soit suivi de nouvelles flambées de violence. Dans de telles situations, la communauté internationale a le droit - voire le devoir - de prendre des mesures résolues pour protéger et secourir les personnes en danger.

Souveraineté et droit international

29. Ces mesures peuvent réclamer l’intervention dans les affaires intérieures d’un Etat souverain. Les principes fondamentaux du droit international et des droits de l’homme limitent strictement ce genre de pratique.

30. Le principe de la souveraineté nationale est la pierre angulaire du système international depuis le Traité de Westphalie, signé en 1648. Cependant, l'histoire est jalonnée d'exemples de puissances justifiant leur intervention militaire dans les affaires intérieures d'autres Etats par des préoccupations « humanitaires ». Conscients de ce fait et ayant à l'esprit les ravages causés par deux guerres mondiales, les auteurs de la Charte des Nations Unies ont voulu protéger de l'agression les Etats faibles en ajoutant le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat souverain. Les Etats ayant accédé depuis peu à l'indépendance ont gardé jalousement ce principe pour se prémunir contre le risque d'interventions de la part des anciennes puissances coloniales ou de puissances néo-coloniales.

31. L'article 2.7 de la Charte interdit aux Nations Unies d'intervenir « dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un Etat ». Les seules exceptions sont celles prévues à l'article 51, qui autorise l'emploi de la force dans un but de légitime défense, individuelle ou collective, et celles qui sont énumérées au chapitre VII, qui autorise l'emploi de la force dans des conditions strictement limitées pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.

32. Le mouvement oecuménique n'a cessé au fil des années de défendre ces principes, convaincu que l'intégrité des Etats et de leur territoire est indispensable à la paix et à la sécurité. Le droit fondamental des Etats de préserver leur intégrité et de se défendre est un des fondements du droit international et il faut le conserver. Ce droit est aujourd'hui battu en brèche par l'un des effets néfastes de la mondialisation, à savoir la capacité de résistance réduite de bien des Etats, face à une intervention extérieure abusive dans leurs affaires intérieures.

33. Au cours de la décennie écoulée, il y a eu plusieurs cas dans lesquels le Conseil de sécurité de l’ONU a justifié l'intervention en faisant valoir que de graves violations des droits de l'homme commises par un Etat contre ses propres citoyens constituaient une menace àcontre la paix (résolution 688/91). Dans la résolution 794 du 3 décembre 1992, il a estimé que « l'ampleur de la tragédie humaine causée par le conflit » en Somalie constituait une menace à la paix au sens de l'article 39 de la Charte. De nouveau, dans sa résolution 841 du 16 juin 1993, le Conseil de sécurité a déclaré, dans le cas d’Haïti, qu'une forme de gouvernement incompatible avec les principes démocratiques représentait une menace àcontre la paix au sens de l'article 39.

34. Bien que le Conseil de sécurité ait jugé par deux fois que la situation au Kosovo constituait une menace àcontre la paix, il n'a pas autorisé d'action militaire. L'OTAN a néanmoins employé la force militaire contre la République fédérale de Yougoslavie en 1999 et a invoqué des raisons « humanitaires » - la protection des droits des minorités menacées de la province du Kosovo - pour justifier cet emploi. Le COE, plusieurs de ses Eglises membres et plusieurs organisations de communions chrétiennes mondiales apparentées ont protesté vigoureusement contre ces actions dont ils estimaient qu'elles violaient les intentions de la Charte des Nations Unies.

35. Les réactions récentes aux crises humanitaires - qu'elles se traduisent par l'action ou l'absence d'action - soulèvent de nombreuses questions, au plan à la fois du droit international et de la morale. Le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, a mis en évidence ce dilemme central à l'aide d'exemples concrets, dans l'allocution qu'il a prononcée devant l'Assemblée générale en septembre 1999 :

A ceux qui estiment que rien ne menace davantage l'avenir de l'ordre international que la force employée sans l'approbation du Conseil de sécurité, on pourrait poser la question suivante, dans le contexte non pas du Kosovo mais du Rwanda : si, en ces jours et ces heures sombres qui ont précédé le génocide, une coalition d'Etats avait été prête à agir pour défendre la population tutsie mais n'avait pas reçu l'aval rapide du Conseil, la coalition aurait-elle dû rester à l'écart et laisser l'horreur se produire ?

A ceux qui ont estimé que l'action au Kosovo annonçait une ère nouvelle où des Etats et des groupes d'Etats pourraient entreprendre une action militaire hors des mécanismes prévus pour faire respecter le droit international, on pourrait demander ceci : de telles interventions ne risquent-elles pas de saper le système de sécurité, imparfait mais solide, mis en place après la Deuxième guerre mondiale, et de créer de dangereux précédents d'intervention, sans que l'on ait de critères précis permettant de décider qui peut invoquer ces précédents, et dans quelles circonstances ? 4

36. Si, selon la Charte des Nations Unies, l'organisation ne peut intervenir que s'il y a rupture de la paix et de la sécurité internationales, la Charte affirme aussi l'universalité des droits de l'homme. Les juristes font observer que le droit international n'est pas statique, mais en constante évolution. Certains de ces développements pourraient éclairer d'un jour nouveau le caractère absolu des principes de non-ingérence. En fait, l'évolution des droits de l'homme dans le droit et la pensée au cours du siècle passé a été marquée par l'élaboration et l'adoption de normes universelles en la matière, même si les procédures qui permettraient d'amener des gouvernements à répondre des violations de ces droits ne sont pas encore universellement acceptées. Dans son Rapport sur le développement humain 2000, le Programme des Nations Unies pour le développement affirme qu’ « en période de mondialisation, les droits de l'homme appellent une justice mondiale. Il convient d'élargir le modèle de responsabilité centré sur l'Etat aux obligations des acteurs non publics et aux obligations des Etats par delà les frontières ».5

37. Les Eglises sont depuis longtemps associées à l'élaboration des normes internationales relatives aux droits de l'homme. Voici ce qu'on peut lire dans la Déclaration sur les droits de la personne humaine, adoptée par la Huitième Assemblée du COE à Harare (Zimbabwe) en décembre 1998 :

Nous réaffirmons l'universalité des droits de l'homme telle qu'elle est énoncée dans la Charte internationale des droits de l'homme, ainsi que le devoir de tous les Etats, quels que soient leur culture nationale ou leur système économique et politique, de les promouvoir et de les défendre. Ces droits sont enracinés dans l'histoire de nombreuses cultures, religions et traditions et non pas seulement dans celles des pays qui jouaient un rôle dominant au sein de l'Organisation des Nations Unies lors de l'adoption de la Déclaration universelle. Nous reconnaissons que cette Déclaration a été adoptée en tant qu'« idéal à atteindre » et que l'application de ses principes doit tenir compte de contextes historiques, culturels et économiques différents. Dans le même temps, nous rejetons toute tentative faite par un Etat ou un groupe national ou ethnique pour justifier l'abrogation de l'ensemble des droits ou toute dérogation à leur application au motif de la culture, de la religion, de la tradition, des intérêts socio-économiques ou sécuritaires particuliers.
38. Cependant, même là, il n’y a pas de principes absolus. Des gouvernements, dans certaines régions, en particulier en Asie, contestent la notion d’universalité des droits de l'homme, faisant valoir qu’ils reposent sur des notions occidentales de droits individuels plutôt que sur les droits des peuples. Dans la tradition orthodoxe du christianisme, certains contestent le souci exclusif de la vie terrestre comme valeur suprême, mettant l'accent sur la primauté du salut. Si toute vie est sacrée, disent-ils, les lieux saints, les objets de culte et même la terre sont aussi considérés comme sacrés par la communauté des croyants et leur protection peut l'emporter dans certains cas sur les droits de l'homme. On s'interroge aussi sur les types de violation des droits de l'homme qui peuvent être si graves qu’elles justifient une intervention. La communauté internationale doit-elle agir uniquement face à des violations de droits civils et politiques ou doit-elle agir aussi lorsque ce sont les droits économiques, sociaux et culturels qui sont violés ?

39. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide est un cas spécifique dans lequel la communauté internationale a reconnu qu'il y avait des limites à la souveraineté nationale et qu'il était de son devoir d'agir pour prévenir le génocide. La question de l'intervention est donc là au point de rencontre entre la souveraineté nationale et les conceptions, en pleine évolution, de la nature universelle des droits de l'homme. Il importe de souligner que ce ne sont pas là seulement des questions de droit international ; ce sont des questions morales sur lesquelles les Eglises ont beaucoup à apporter par leur éclairage théologique.

Rétablissement d'une paix juste : perspective chrétienne

40. Avant d'examiner certaines des dimensions éthiques d’actions entreprises pour protéger des populations menacées par la violence armée, il est bon de rappeler ce que la Bible juge nécessaire au rétablissement d'une paix juste, comme l'explique le Comité central dans son Mémoire et recommandations sur l'application de sanctions.

41. Les impératifs chrétiens de la justice et de la paix ont leur fondement dans l'héritage prophétique des Ecritures et le ministère de réconciliation en Jésus-Christ.

42. La vision d'un monde de justice et de paix occupe une place centrale dans l'Evangile de Jésus-Christ. Si la perfection, dans l'établissement d'une paix juste, est hors de portée de l'humanité, elle est à la portée du Dieu d'amour souverain qui a créé une seule famille humaine indivisible, liée par une alliance de paix. Les nations croissent et déclinent devant notre Dieu souverain, mais la promesse du shalom, de l'amour unissant la paix et la justice, est éternelle.

43. Chaque membre de la famille de Dieu est à l'image du Créateur et a droit à la vie en abondance dans la liberté, la sécurité et la prospérité. Jouir de ces dons, c'est jouir de la dignité accordée par Dieu, dont découlent les principes des droits de l'homme que toute personne et tout gouvernement ont le devoir de respecter et de défendre. La justification dernière de l'intervention doit être l'instauration d'une justice de cet ordre, garante d'une paix et d'une sécurité véritables.

44. Dieu nous fait vivre dans des communautés humaines qui, à leur tour, se dotent des institutions nécessaires à leur gouvernement. Les gouvernements ont le devoir non seulement de faire régner la justice et la paix à l'intérieur de leurs frontières, mais aussi de garantir la sécurité de leur peuple en le défendant contrej les agressions et autres menaces. Ils sont appelés à juste titre à prendre des initiatives et à coopérer pour instaurer une paix juste entre toutes les nations. La liberté politique, la sécurité collective, l'équité entre les citoyens, la prospérité économique et la sauvegarde de l'environnement sont indivisibles et demandent des instruments efficaces de gouvernance mondiale et des moyens d'action performants au niveau transnational. Ces instruments doivent avoir pour effet de favoriser le développement des peuples, le règlement des conflits et la renonciation à la violence.

45. Toutes les institutions humaines, notamment le gouvernement, doivent, par leurs actes et décisions, garantir la protection des innocents, des pauvres, des faibles, des minorités et des opprimés, non seulement dans les pays qui agissent et décident mais encore dans toutes les sociétés touchées.

46. Selon la loi souveraine de Dieu, aucun pays ni groupe de pays n'a le droit de se venger d'un autre. De même, aucune nation n'a le droit de porter des jugements unilatéraux et de prendre des mesures unilatérales qui aient pour effet de dévaster un autre pays et d'infliger de grandes souffrances à son peuple. Chaque fois que l'agression ou les violations massives et flagrantes des droits de l'homme perpétrées par un pays demandent une action préventive ou punitive en vertu du droit international, c'est une riposte multilatérale concertée, approuvée par les Nations Unies ou une autre instance internationale compétente, qui sera le mieux à même de satisfaire aux exigences d'une paix juste.

47. Les récents engagements militaires internationaux décidés dans certains cas sous prétexte d’« intervention humanitaire », de même que l'absence d'intervention dans d'autres cas soulèvent de graves questions éthiques : Comment faire pour que la communauté internationale se porte au secours des personnes en détresse et le fasse de manière proportionnée et cohérente en accordant la même valeur à toutes les vies humaines ?

48. Le fait qu'il soit nécessaire d'envisager d'employer la force armée dans les relations internationales montre que la communauté internationale n'a pas su mener en temps utile l'action nécessaire à la prévention du conflit ou à son règlement dès la phase initiale. En réagissant de manière incohérente et inadaptée à la souffrance humaine, elle parachève son échec moral. Les décisions récentes de faire intervenir la force armée sont souvent influencées par les médias officiels mondialisés qui tendent à rendre compte des crises de manière sélective, en montant en épingle certaines d'entre elles et en laissant dans l'ombre d'autres crises dans lesquelles le nombre des personnes en danger de mort est tout aussi grand, sinon supérieur. Par exemple, tandis que les médias attiraient l'attention sur l'escalade de la crise du Kosovo et montraient qu'elle prenait des proportions dangereuses, d'autres crises avaient lieu simultanément en Afrique, en Asie, en Amérique latine et au Moyen-Orient, qui faisaient beaucoup plus de victimes mais dont les médias du Nord parlaient relativement peu. Les médias ont aussi exagéré les pertes et les souffrances de certains groupes ethniques et presque passé sous silence celles d’autres groupes. Certains critiques ont attribué cette sélectivité des médias à une partialité d'ordre racial, ethnique ou politique, et accusé les médias de contribuer ainsi à ce que la communauté internationale riposte de manière disproportionnée en faisant usage de la force armée là où des Européens souffrent, mais refuse d'intervenir pour sauver d'autres vies ou ignore de nombreuses crises dans le Sud, où des populations beaucoup plus nombreuses sont manifestement en danger.

49. Pour bâtir une paix juste, les chrétiens doivent toujours se laisser guider par leur attachement au ministère et au message de réconciliation. La promesse évangélique de réconciliation est fondée sur notre foi dans le Dieu trinitaire, incarné en Jésus-Christ, qui est notre paix, renverse le mur de la haine et fait de nous une humanité nouvelle et unie. Une telle foi nous oblige à aimer même nos ennemis. Le rétablissement d'une paix juste exige des chrétiens qu'ils n'approuvent pas n'importe quelle politique de contrainte, économique ou militaire, avant d'avoir cherché, par des incitations constructives, à encourager les adversaires à faire la paix. Pour les chrétiens, le but doit être toujours d'établir ou de rétablir des relations justes, empreintes de paix et d'humanité.

50. Pour bâtir une paix juste, les chrétiens doivent aussi examiner des questions morales, éthiques et théologiques fondamentales dans un monde plein d’ambiguïtés. La question se pose de savoir si, d'un point de vue chrétien oecuménique, la communauté internationale ne devrait pas s'abstenir d'employer la force armée même pour protéger des populations menacées par la violence armée ou pour s’associer aux unités déployées à cette fin par une autorité internationale compétente. Ici, des valeurs éthiques concurrentes sont à prendre en considération. Certains chrétiens disent oui, considérant que les enseignements de Jésus nous imposent de résister à tout emploi de la force armée. D’autres disent non, considérant que la protection de la vie humaine exige qu’on intervienne dans des situations extrêmes, sachant que toute décision en ce sens doit être abordée avec la plus grande humilité. Dans les deux cas, ceux qui optent pour l’usage de la force armée comme ceux qui la refusent doivent accepter la responsabilité des conséquences non voulues de leur décision.

51. Cela étant, et conscient de la nécessité pour les chrétiens de coopérer avec des personnes d'autres religions et convictions pour trouver des réponses à ces questions d'une grande complexité, le Comité central estime que, dans le contexte de la Décennie « vaincre la violence », les considérations et critères formulés ci-après devraient faire l’objet d’une étude et d’un dialogue approfondis dans les Eglises et entre elles, en contact avec ceux qui s’attachent actuellement à établir des règles internationales claires et bien conçues, propres à permettre aux populations victimes de conflits dans le monde de recevoir à temps la protection indispensable pour sauver leur vie etparticiper ensuite à l’édification de sociétés véritablement justes et pacifiques.


CONSIDÉRATIONS ET CRITÈRES RELATIFS A LA PROTECTION
DES POPULATIONS MENACEES PAR LA VIOLENCE ARMÉE

1. Considérations

1.1 L’intervention en vue de protéger des populations menacées par la violence armée risque de susciter des violences supplémentaires qui pourraient aggraver les souffrances de ces populations.

1.2 Dans certaines crises graves, toute mesure prise trop tard ou au mauvais moment, y compris l’emploi d’armes de légitime défense, peut aussi se traduire par de lourdes pertes en vies humaines et des dommages irréparables.

1.3 Même pour protéger des populations menacées par la violence armée, passer outre aux principes de la souveraineté est un acte de très grande portée, qui ne devrait être entrepris que dans les circonstances les plus graves et les plus extraordinaires. Il ne faut pas y recourir dans les cas de violation courante des droits de la personne. Dans de tels cas, la communauté internationale dispose d’une large gamme d’instruments de défense des droits de la personne, qui lui permettent d’agir sans intervenir matériellement ; de telles interventions doivent être réservées aux circonstances les plus graves et les plus extraordinaires, quand il est nécessaire de sauver et de protéger des personnes en grand danger.

1.4 Les interventions visant à protéger les populations menacées doivent se faire dans le cadre du droit international. Le Conseil oecuménique des Eglises a maintes fois réaffirmé son adhésion aux principes du droit international et répété que la Charte des Nations Unies constitue la base de ces principes et de leur approfondissement.

1.5 Aux termes de la Charte, « les membres de l'Organisation s'abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l'emploi de la force […] contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout Etat » (art. 2.4). Toutefois, le Conseil de sécurité peut décider de demander à des Etats membres de prendre des mesures impliquant l'emploi de la force armée pour imposer ses décisions. Les limites d'une telle intervention doivent être nettement définies, afin de protéger les pays et les populations de toute ingérence indue, et la décision d'intervenir doit être proportionnée au besoin manifesté, quel qu'il soit, et conforme à la Charte.

1.6 La Charte prévoit également que « le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous » constitue une condition essentielle de la paix internationale (art. 55.c).

1.7 Dans la pratique, le Conseil de sécurité -- dont les structures actuelles prévoient un droit de veto pour ses membres permanents -- n'a que rarement autorisé un Etat, un groupe d'Etats ou des « organisations régionales » à intervenir, ce qui a suscité des interventions d'organisations ou de groupes d'Etats régionaux, en violation des dispositions de la Charte ou à l'extrême limite de celles-ci.

1.8 Si certaines de ces interventions armées ont effectivement amélioré la situation de populations en danger, d'autres ont entraîné des destructions disproportionnées et abouti à des résultats contestables.

1.9 Plusieurs propositions de réforme du Conseil de sécurité ont été formulées, pour lui permettre de mieux répondre à l'évolution des menaces contre la paix et la sécurité internationales et de mieux prendre en compte les changements du droit international. De nos jours, il est absolument nécessaire de donner une plus grande efficacité aux décisions du Conseil de sécurité et/ou de créer de nouveaux mécanismes dans le cadre de la Charte, approuvés par l'Assemblée générale ; de cette manière, on soustrairait, dans la mesure du possible, les décisions relatives à la protection des populations menacées par la violence armée aux débats politiques partisans, et on permettrait des interventions rapides et opportunes dans l'intérêt des populations menacées de lourdes pertes en vies humaines.

1.10 Etant donné les limites actuelles du système international et la réalité des interventions, et en attendant la création de nouveaux mécanismes plus efficaces, les critères suivants pourraient inspirer la réforme des Nations Unies et être appliqués à titre intérimaire chaque fois qu'on décide une intervention armée à des fins humanitaires.

2. Critères
2.1. Quand peut-on autoriser une intervention visant à protéger des populations menacées par la violence armée ?

La protection des populations menacées qui implique une intervention sur le territoire d’un Etat souverain devrait être limitée aux situations suivantes :

2.1.1 Des menaces incontestables, immédiates ou de longue date, pesant sur la vie humaine et assimilables à des crimes contre l'humanité sont le fait de forces gouvernementales ou d'autres forces organisées, sont rendues possibles par leur complicité et leur soutien, ou encore sont imputables à l'impuissance ou au refus des autorités d'empêcher de telles atrocités.

2.1.2 Des crimes contre l'humanité sont commis en raison de l'anarchie régnant dans un Etat souverain, dont le gouvernement ou les autorités sont incapables de mettre fin à ces agissements, refusent de recourir à l'aide de la communauté internationale pour y parvenir ou encore rejettent des propositions en ce sens.

2.1.3 Plus les atrocités commises ou annoncées sont graves et massives, plus la nécessité d’intervenir sera urgente et forte. Inversement, une intervention ne se justifierait pas dans le cas d'une crise évoluant lentement et susceptible d'être résolue par des moyens non violents.

2.2. Même quand la vie humaine est l’objet de menaces incontestables et massives, la décision d’utiliser des armes au titre de légitime défense exige une réflexion approfondie et doit être mûrement pesée. Les questions suivantes, notamment, sont capitales et doivent être examinées avec soin par les décideurs :

2.2.1 Qui décide que l’emploi d’armes de légitime défense est nécessaire ?
2.2.2 Qui met à disposition les forces requises ?
2.2.3 Qui surveille leur comportement ?
2.2.4 Quels sont les moyens, types d'armes et modes de conduite des opérations appropriés ?
2.2.5 Quels sont les effets secondaires prévisibles ?
2.3. Qui peut intervenir ?
2.3.1 Les interventions en vue de protéger les populations menacées par la violence armée devraient en principe être entreprises par l'organe approprié de l’Organisation des Nations Unies ou par un groupe d'Etats autorisé à agir en son nom. Toutes ces opérations devraient être soumises au contrôle strict du Conseil de sécurité ou d'une autre instance internationale désignée par l’Assemblée générale des Nations Unies.

2.3.2 Les forces de protection qui interviennent devraient être absolument neutres à l'égard de l'Etat où se déroule l'opération, et toute décision d'intervenir ne saurait en aucun cas servir de prétexte à favoriser les intérêts particuliers de puissances étrangères.

2.4. Quelles formes d'intervention sont justifiées ?

2.4.1 Les objectifs précis et les limites de l'intervention doivent faire l'objet d'un accord mutuel et être clairement définis par l’organe compétent pour l’autorisation avant le début des opérations ; il convient aussi d'indiquer précisément dans quelles conditions on estimera que les objectifs ont été atteints et que le moment est venu de retirer les troupes.

2.4.2 Les actions en vue de protéger les populations menacées par la violence armée doivent être considérées comme des mesures parmi d'autres et s'insérer dans une suite d'actions propres à résoudre une crise donnée : rétablissement de l'état de droit et du respect des droits fondamentaux de la personne humaine, reconstruction et réinsertion, restauration de la paix et réconciliation à la suite de conflits par l'entremise d'organisations civiles. Il faudra donc planifier et surveiller non seulement les opérations d'urgence mais aussi les objectifs à long terme et envisager de mobiliser les ressources nécessaires à leur réalisation.

2.4.3 Etant donné que les actions en vue de protéger les populations menacées par la violence armée se distinguent de la guerre, il conviendra d'assurer aux forces armées et policières une formation spécifique en matière de nouvelles techniques et conceptions relatives à la «sécurité des personnes », et ce aux niveaux national et international. Il faudrait y inclure la formation aux techniques d'intervention non violente s'appuyant sur les capacités d'organisation, de logistique et de commandement des armées.

2.4.4 Si toute intervention comporte par définition un élément de contrainte, seul est légitime un usage défensif de la force, proportionné aux objectifs et nécessaire pour protéger les populations en danger et pour donner à l'Etat concerné les moyens de prendre ses responsabilités à leur égard et/ou l'obliger à le faire.

2.4.5. Souvent, il suffit de déployer des forces de police armées pour assurer la protection requise. Si on estime nécessaire de recourir aux forces militaires, le rôle de celles-ci devrait se limiter strictement aux opérations indispensables pour rétablir l'ordre ou créer les conditions d'une action humanitaire.

2.4.6. Lorsqu’une protection est nécessaire pour garantir la sécurité du personnel d'organisations humanitaires intergouvernementales et non gouvernementales chargé d'acheminer l'approvisionnement indispensable aux populations en menacées, il convient de distinguer clairement entre le rôle des civils chargés de l'aide humanitaire et le soutien assuré par la police ou l'armée. Les uns et les autres doivent avoir des rôles et des fonctions (commandement, administration) clairement définis d'un commun accord, et la police ou l’armée doivent se retirer dès que les circonstances permettent le bon fonctionnement des actions strictement humanitaires. Les organisations humanitaires, y compris celles qui sont rattachées aux Eglises, devraient respecter scrupuleusement les codes de conduite reconnus au niveau international.

2.5. Qui vérifie la conformité des opérations ?

L’intervention en vue de protéger les populations menacées devrait en principe se faire sous les auspices des Nations Unies et sous la surveillance du Conseil de sécurité de l'ONU, avec le soutien du secrétaire général. Cette surveillance s'applique à la conduite des opérations et à l'évaluation des progrès par rapport aux objectifs, et comporte également la détermination de la durée des diverses phases ainsi que du moment où les opérations devraient se terminer ou se transformer en engagement à long terme dans le cadre d'un programme. La Cour internationale de justice (Cour mondiale) et d’autres instances juridiques internationales pourraient examiner la légitimité de ces interventions et leur conformité au droit international, et se prononcer à ce sujet.
3. Rôle des Eglises
3.1 Dans le déroulement des opérations liées aux interventions en vue de protéger des populations menacées par la violence armée, les Eglises ont un rôle essentiel à jouer dans toutes les phases : attirer assez tôt l'attention sur les dangers potentiels courus par les populations civiles ;civiles ; agir en faveur de la paix et de la réconciliation pour éviter les crises grâce à la médiation ; participer aux décisions concernant les principes de l’intervention ; assurer l'accompagnement pastoral des femmes, des hommes et des enfants en danger ; apporter une aide humanitaire ; après les conflits, collaborer à la reconstruction, à la réinsertion et au rétablissement de la paix, et continuer de réévaluer ces critères en collaboration avec toutes les parties intéressées.

3.2 Les Eglises prises dans ces situations sont des partenaires essentiels ; elles doivent être consultées à tous les stades par les Eglises étrangères et leurs organisations, afin de déterminer quelles mesures de soutien oecuménique sont nécessaires ; elles jouent également un rôle capital dans la distribution de l'aide humanitaire et dans les programmes mis en place après les conflits.

3.3. De vastes actions de solidarité oecuménique sont indispensables pour limiter l'emploi de la force et le surveiller en cas de nécessité.

3.4. Dans toutes ces activités, on saisira chaque occasion de maintenir les contacts entre les Eglises, aux niveaux national, régional et mondial, et de veiller, chaque fois que c'est possible et judicieux, à assurer une collaboration avec d'autres communautés religieuses et les membres de la société civile qui, aux côtés de communautés chrétiennes, vivent des situations de crise.

Notes
  1. Doc. C.11, Comité de l’Unité III, Comité central, COE, Johannesburg, 1994.
  2. Rapport du groupe d'étude sur les opérations de paix de l'ONU, ONU, Doc. A/55/305 ou S/2000/809
  3. Rapport Brahimi, pp 9-10
  4. Communiqué de presse des Nations Unies, SG/SM/7136 GA/9596, 20 septembre 1999.
  5. Rapport mondial sur le développement humain 2000, Programme des Nations Unies pour le développement, Economica, Paris, p. 9.

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